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Suite et fin

Un homme timide tente de faire découvrir ses sentiments à l’élue de son coeur en lui proposant… un RADM.

Cette nouvelle de Daniel Bruet est un extrait du recueil collectif Histoires à lire dans une salle d’embarquement.

Durée : 5 minutes environ

 

 

LE RADM, c’était une idée à moi. Idée idiote ou désespérée, difficile de trancher dans certains cas. Je l’avais jetée dans le feu de la conversation. Quand je dis conversation, je force un peu le mot car j’étais presque seul à parler. Elle demeurait évasive, répondait par un sourire. Quand je précise « feu », je dois reconnaître que j’étais le seul à brûler. En tout cas, le mot avait jailli.

« Un quoi ? fit-elle, semblant redécouvrir ma présence.

— Un récit à deux mains, si tu préfères. »

Elle aimait écrire. J’avançais en terrain sûr. J’avais lu ses poèmes, ses nouvelles, des œuvres soignées et fragiles comme des pages de missel. L’écriture était fine, sans soubresauts. C’était l’image même d’une âme inspirée de longue date qui se libérait de sa création achevée et irréprochable dans un flux d’une infinie douceur. Elle avait contacté un éditeur qui, confiait-elle, était très intéressé par son travail. Je n’avais pas l’ambition d’entamer une carrière littéraire, je ne visais que cet immédiat et possible bonheur à ma portée. J’étais heureux au rythme de sa prose, ses mots me submergeaient sans jamais me suffoquer, je baignais dans ses textes translucides où les échos du monde ne parvenaient qu’étouffés. Sa prose me portait jusqu’au moment où, l’histoire arrivée à son terme, je me trouvais violemment jeté dans la vie ordinaire. J’aimais m’installer dans cet au-delà du respirable.

« Commence une histoire, ai-je proposé, et je prendrai le relais. »

J’ai oublié la suite de notre entretien car ma tête résonnait déjà de mon bonheur futur. J’aspirais à profiter de son inspiration pour lui faire comprendre en me glissant dans les plis de ses mots combien sa vie même m’était précieuse. Dix ou quinze lignes, pas plus. J’espérais sur un si court espace ne pas avoir le temps de la décevoir.

Le reste se perdit dans le brouhaha du café et, sans y penser, nous nous levâmes au même instant pour partir. Nous nous séparâmes sur le trottoir, dans le vent glacé. Elle remonta son écharpe devant son visage au moment où j’allais l’embrasser, plissa les yeux avec malice, haussa doucement les épaules pour me faire comprendre que ce n’était pas grave.

Je rentrai, rassuré d’avoir un fil qui me reliait à elle, certain de la revoir pour lui délivrer la vérité de mon cœur. Mes mots se mêleraient aux siens, amorçant la magnifique fusion dont je rêvais.

 

Le lendemain, elle me donna timidement une feuille repliée, l’air triste et amusé, comme se livrant à un jeu où l’on peut se blesser. Je marquai un temps d’hésitation, elle me regarda un peu étonnée.

« Le RADM, tu as oublié ? »

Je m’enlisai dans un sourire imbécile accompagné de quelques sons inconnus dans ma langue maternelle. Avec elle, tout tête-à-tête virait à la déraison. J’obéissais alors à une imagination instinctive inapte à gérer le monde ordinaire.

Elle parlait, amusée de mon désarroi, et je ne percevais que des bribes dépourvues de sens. Je la remerciai, j’allais l’embrasser quand son portable sonna ; elle détourna les yeux, la tête, puis le corps, fit un petit signe de la main et disparut.

Sitôt seul, remis de cet effet pervers du hasard de la communication, je parcourus les lignes manuscrites. Je cherchais les mots que j’attendais. Un garçon, une fille. Mon esprit fut apaisé. Pas un seul terme susceptible de fermer la porte à mon projet. Histoire d’amour ! Pour sûr. Sans plus réfléchir, j’entrai en campagne, certain de ma conquête, fanfare en tête, écrasant tout sous les assauts de ma mélancolie. Je finis, les larmes aux yeux, corrigeai à la volée deux fautes dues à mon emportement et retrouvai ma respiration normale.

Je relus. Des répétitions ! Cela pouvait s’arranger. Mais le rythme et le ton étaient gueulards, je ne lui déclarais pas mon amour, je le lui braillais, trompetais, cornais aux oreilles. Bon ! Version sourdine alors, lumière douce. Mais elle me parut molle, elle puait le collégien propret, avec une ponctuation d’asthmatique. Ce n’était plus une déclaration mais une ordonnance.

C’était bien pourtant une histoire d’amour qu’elle avait amorcée. La fille était son portrait exact. Elle se percevait comme je la voyais, comme je la rêvais. Et le garçon ? Il semblait idéalisé, paré de toutes les qualités physiques et intellectuelles. La ressemblance avec moi était moins évidente mais je comprenais la pudeur qui avait pu freiner sa plume, je pardonnais aussi cette méconnaissance de mon être profond. C’était elle, sûrement ; moi, probablement.

Il me fallait, tout en faisant comprendre que je l’avais reconnue, simuler mon ignorance de l’identité du personnage masculin. Je versais complaisamment quelques grâces supplémentaires sur le jeune homme en question, j’esquissais entre eux un lien, je rapprochais leurs mains, accordais leurs désirs.

Je pliai la feuille, avenir assuré.

 

Je la croisai en coup de vent à l’arrêt du bus, lui remis la feuille un peu plus froissée, fus bousculé par un bourrin valise-sac à dos au moment où j’allais l’embrasser. Elle eut le temps de me dire avant que les battants ne se referment en un soupir :

« Demain, 14 heures au petit café… »

La littérature est une belle invention, les mots qu’elle n’avait pas encore lus scellaient déjà nos destins. Les trois dernières rencontres m’avaient spolié de trois baisers, mais j’allais sortir de ma disette amoureuse.

Quand tout va bien, les journées sont difficiles, peuplées de gens, de choses inutiles. Tout s’étire, traîne, bavasse. Je pensais que le bonheur me saturerait, que rien n’aurait de prise sur moi. C’était l’inverse. Tout s’acharnait à m’épuiser avant de me jeter sans force le lendemain sur le seuil de la félicité.

La nuit passa, et repassa, fit les mille pas. Je me battis avec la matinée et arrivai au café à treize heures. Je m’installai face à la porte pour la voir arriver. Il y eut un peu de va-et-vient, comme il est naturel à cette heure-là. Un petit vieux, journal en main, tournait son café depuis trois minutes. Soûlant ! Un jeune homme de dos et un livreur avec un colis au bar, deux filles qui les regardaient en étouffant des rires. Elles m’ignoraient et c’était tant mieux pour elles car « pas libre ».

Elle arriva à contre-jour, visage indéchiffrable. La lumière du plafond quand elle entra me révéla son sourire ; son regard qui m’enveloppait semblait même déborder des limites de mon être. Elle me tendit la feuille. J’allais l’ouvrir quand je vis près de la table le garçon accoudé au bar l’instant d’avant.

« Tu l’avais deviné, n’est-ce pas ? me dit-elle. Quand j’ai lu ce que tu avais écrit, j’ai même cru que tu le connaissais. Voici Pierre. »

Beau gosse, assurément. Elle n’avait pas menti en faisant son portrait et le salaud s’était même approprié les grâces supplémentaires que j’avais distribuées.

« Pierre est mon éditeur et beaucoup plus ! Je lui ai parlé de ta proposition et comme il est auteur lui-même, nous avons écrit le récit initial à deux mains, lui faisant mon portrait — tu m’as reconnue, j’espère ! —, et moi le sien. »

Je demeurai interdit. La littérature, en guise d’accueil, se foutait de ma gueule.

« Mais c’est ta main que je demandais, pas la sienne !

— Pierre n’est pas jaloux, il propose même de remplacer le RADM par un récit à trois écrivains.

— À trois !

— Un RATÉ, si tu préfères ! Allez, dis-moi « oui », devant Pierre comme témoin. Et pour sceller notre future alliance, même si je sais que tu n’aimes pas trop ça en public, je t’embrasse ».

 
 
Illustration : Alexandra Zakharova – photos.com

 
 

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2 commentaires

  1. Nathalie SORET a dit :

    hi dear D.
    « Même si je sais que tu n’aimes pas ça en public, je t’embrasse »..aussi;en souvenir de la seule bise que nous avons échangée!
    J’aime toujours autant te lire !
    1K
    ath

  2. Annie Perreault a dit :

    Wow ! Cette nouvelle, je l’aime ! J’aime la fin, j’aime le jeu sur la polysémie des mots, j’aime la finesse des sentiments des personnages. Bravo !

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