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On sera bien

Un S.D.F. hérite d’une maison, mais découvre que celle-ci est convoitée par un important promoteur immobilier.

Cette nouvelle de Christian Goubard est un extrait de l’anthologie « Histoires à lire dans le métro ». Et si vous préférez, vous pouvez l’écouter !  Sagine la lit sur son blog De mes yeux à vos oreilles.

Durée: 7 minutes

 

© Anne-Sophie Poilleaux

 

  Drôle d’héritage que j’ai reçu là… Surtout moi…

 

  « Tu verras, Anselme, un jour on sera bien…

  — Mais oui, Victor, mais oui…

  — Je t’ai parlé de mon oncle André, ce vieux chameau… Je suis sa seule famille. Il est très âgé, il faudra bien qu’il casse sa pipe, un jour ! Et ce jour-là, Anselme, j’hériterai d’une coquette petite maison en banlieue. Finie la rue ! On ira habiter là-bas, on sera heureux comme des rois. Tu viendras avec moi, parce que t’es mon pote, Anselme !

  — Je sais tout ça, Victor, ça fait cent fois que tu me le répètes… Tiens, passe-moi la bouteille.

  — T’es mon pote… Tu verras, on sera bien… »

 

  Comme tous les jours, j’étais assis sur le quai de la station Étienne Marcel, mon camarade de cuite ronflant à mes côtés. Je le vis arriver de loin, ce type en imper gris et feutre mou, une espèce d’Humphrey Bogart version film comique. Il avait une telle dégaine de flic, il ne pouvait décemment en être un. Je compris que le moment tant attendu était enfin arrivé. Il s’avança vers nous et nous considéra longuement, cigarette éteinte pendouillant au coin de sa bouche :

  « Victor Podlowski ? »

  Cachant mon excitation, je grognai :

  « Vous lui voulez quoi, à Victor Podlowski ? »

  Le type esquissa un sourire canaille.

  « J’ai une bonne nouvelle pour toi. T’as gagné le gros lot ! »

  La séance chez le notaire se déroula comme dans un rêve, à part quand le petit chauve qui officiait se permit de me faire remarquer qu’avec ma barbe broussailleuse et mon nez bourgeonnant, je ne ressemblais plus trop à la photographie de ma carte d’identité. Je m’énervai un peu :

  « Cette photo a été prise il y a huit ans. À l’époque, j’avais une femme, un boulot et un toit. Maintenant, j’ai troqué tout ça contre la bouteille et la rue, ça peut vous changer un homme. Vous le comprenez ou je vous donne des détails ? »

  Sa glotte monta puis redescendit très vite le long de son cou plissé, et il passa à la suite.

  Humphrey Bogart prit soin de moi. Depuis qu’il m’avait retrouvé — sûrement grâce à la carte de vœux que j’avais envoyée en début d’année —, il ne me quittait plus. Il m’installa à l’hôtel, à ses frais. Je ne savais pas que cela se faisait. De fait, cela ne se fait pas, d’habitude.

 

  En entrant dans la maison pour la première fois, je gardai la tête froide, malgré l’émotion qui faisait battre mon cœur un peu plus vite. Je n’allais pas pouvoir garder longtemps cet héritage. Le notaire m’avait expliqué les onéreux mécanismes des droits de succession, et comme je n’étais pas spécialement en fonds, la conclusion s’était imposée d’elle-même.

  Je reçus la première offre de rachat dès le lendemain de la signature : Humphrey toqua à la porte, accompagné d’un avocat replet, bien habillé et décoré de grosses bagues brillantes à presque tous les doigts. Celui-ci me serra mollement la main en regardant ailleurs, la mine dégoûtée. Pourtant, je m’étais lavé et rasé, mon premier rasage depuis tant d’années. Cela m’avait fait bizarre de redécouvrir mon visage dans le miroir, un visage qui ne ressemblait que très vaguement à celui que j’avais connu autrefois, avant la rue…

  « Cent mille euros, M. Podoski.

  — Podlowski.

  — Pensez-y, cent mille euros tout de suite. Il vous suffit de signer ces papiers, et ils sont à vous. »

  Cent mille euros… Une fois déduits les frais de succession, il m’en resterait environ quatre-vingt mille… Quatre-vingt mille euros de gros rouge, il y avait de quoi picoler jusqu’à la fin de mes jours, c’était tentant… Le poivrot traîne-misère que j’étais encore trois jours auparavant aurait sauté sur cette offre-là, mais je n’étais déjà plus tout à fait le même. Dès que l’odeur de l’argent était venue chatouiller mes narines, j’avais, à mon grand étonnement, commencé à calculer, évaluer, soupeser… Un vrai maquignon.

  « Oui, ça fait une belle somme… Si ça ne vous dérange pas, je vais y réfléchir un peu. Tout ça se bouscule dans ma tête, ça va tellement vite… »

  Le gros masqua sa déception d’un sourire visqueux.

  « Bien sûr, M. Poloski, nous ne voulons pas vous brusquer. Je vous laisse le compromis de vente et je repasserai demain pour connaître votre décision, qui sera positive, j’en suis sûr. »

  En partant, Humphrey me tapa dans le dos.

  « Le gros lot, Victor, le gros lot ! »

  La porte claqua, le silence se fit. Du moins, à l’intérieur, car dehors, les engins de construction continuaient leur ronde infernale.

  Humphrey m’avait pourtant bien préparé. Immédiatement après la remise des clés, il m’avait conduit vers ce qui était désormais chez moi. Il avait alors entrepris une grande séance de propagande, m’expliquant qu’il connaissait des gens-très-bien qui seraient prêts à me faire une bonne proposition. Lorsque je vis le chantier immense, hérissé de ferraille, engloutissant les camions-toupies tel un ogre insatiable, que je vis les immeubles d’acier et de verre surplomber, menaçants, l’étroite bicoque tremblotante, je sus qui étaient ces gens-très-bien.

 

  Maître Enflé — son vrai nom était Édouard Debrabant, mais je décidai que celui-ci lui allait mieux — revint le lendemain matin comme promis, toujours flanqué de son Bogart d’opérette. Un diamant gros comme un œuf de caille ornait son épingle à cravate. Sous ses manières obséquieuses, je le sentais tendu.

  « Alors, M. Dopolski, avez-vous réfléchi à notre généreuse proposition ?

  — Oui, j’ai décidé de vous vendre la maison. »

  Décontraction générale.

  « En revanche, je souhaiterais discuter le prix de vente. »

  L’avocat plaqua sur son visage graisseux une expression ennuyée.

  « Vous êtes dur en affaires, M. Plodoki ! Je vais tout de suite poser la question à mes clients, ils peuvent peut-être monter jusqu’à cent vingt mille…

  — Non, non, vous n’y êtes pas. Je suis vendeur à huit cent mille euros. »

  Re-contraction générale.

  « Est-ce que… est-ce que j’ai bien entendu, M. Podlovitch ? C’est une plaisanterie, n’est-ce pas ?

  — Je suis très sérieux. Ce terrain est vital pour vous, et je suis moins buté que Tonton André. Mais je sais aussi compter, malgré mes nombreuses années dans la rue. Cette somme n’est rien comparée à ce que vous allez gagner. »

  Les traits de mon interlocuteur se durcirent autant que possible, sous l’épaisse couche de gélatine.

  « Je vois que vous tenez de votre oncle… Pendant des mois, il a refusé toutes mes offres, sans même discuter. Il avait la tête dure, croyez-moi. Mais finalement, pas autant que la brique qui lui est tombée dessus…»

  S’il en arrivait déjà aux menaces, c’était bien parti.

  « Oui, je sais, un accident est vite arrivé, surtout près d’un chantier… Mais il serait préjudiciable que je disparaisse car il n’y a plus personne après moi. Rien de pire qu’un terrain sans héritier, il peut rester à l’abandon plusieurs dizaines d’années. J’en sais quelque chose, j’en ai squatté plus d’un… Vous ne voulez pas attendre aussi longtemps, je pense ?

  — Nous savons accélérer ce genre de procédures, bluffa Debrabant.

  — Comme vous voudrez, mais je continue à croire que mon offre constitue une solution rapide et économique pour vos clients. Huit cent mille euros en liquide, je signe tout de suite et vous n’entendez plus jamais parler de moi. »

  Les deux hommes échangèrent un bref coup d’œil. L’avocat prit la parole, maussade, et je sus à son ton résigné que j’avais gagné la partie.

  « Laissez-moi téléphoner. Je n’ai pas autorité pour vous accorder une telle somme. »

  Il me laissa seul avec Humphrey qui attendit, impassible. Je crus toutefois déceler une trace d’admiration dans son imperceptible sourire.

  Debrabant revint dans la pièce, blanc comme un linge. Deux jours plus tard, je quittai définitivement la maison, une mallette à la main.

 

  Je retrouvai mon pote assis tout seul au milieu du quai, buvant un litre de mauvais rouge à même la bouteille en plastique.

  « Où t’étais passé ? me lança-t-il. T’es rasé, et tout propre ! Qu’est-ce qui t’arrive ?

  — Pas grand-chose, j’ai quelques affaires à régler…

  — Quelles affaires ? répondit-il d’un ton mauvais. T’as des affaires à régler, toi, maintenant ? »

  Je laissai sa question s’échouer sur les murs carrelés du métro. À vrai dire, j’avais des scrupules à le laisser comme cela. Après un long moment, je sortis de mon blouson dix billets de cent euros que je lui tendis.

  « Tiens, c’est mon jour de chance, je suis tombé sur un type plein aux as qui m’avait à la bonne. T’as bien droit à ta part, vu que t’es mon pote… On partage tout !

  — Mille euros ! Bon sang ! J’ai jamais vu autant de pognon d’un coup ! C’est à la vie à la mort entre nous, Anselme ! Tu verras, quand j’aurai hérité, tu viendras vivre avec moi, dans ma maison… On sera bien !

  — Je sais, Victor, je sais. Tu me l’as déjà dit cent fois. Maintenant, il faut que je m’en aille. Ah ! Au fait, j’ai retrouvé ta carte d’identité dans mon blouson, je ne sais pas par quel hasard… Tu en auras besoin, la prochaine fois que les flics nous ramasseront… »

  Victor Podlowski prit la carte que je lui tendais, un peu bougon. En dehors de la boisson, il ne s’intéressait pas à grand-chose. Cet imbécile aurait été capable de troquer sa maison contre une caisse de vin. Heureusement que j’ai pu empêcher ça !

Christian Goubard

© L’anthologiste. Tous droits réservés.

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7 commentaires

  1. stephane chamak a dit :

    Sympathique à l’image du personnage anti-héros pétri d’humanité. L’effet de surprise est levé assez vite (en fait, dès le début), mais ce n’est pas très gênant car cela se lit plutôt bien.

    Si le sujet en lui-même n’est pas très drôle (encore des personnages « laissés-pour-compte »), le traitement reste léger et quelques touches amusantes (le nom de Victor décliné sous toutes les formes par les « malfrats ») font pencher le récit dans le registre de la comédie.

    Une nouvelle efficace dans son intention.

    S.

  2. Fanny a dit :

    Moi je suis pas au top en matière de nouvelles… Et j’ai été surprise juste à la fin ;-)
    J’ai beaucoup aimé!!!

  3. Fabien Pesty a dit :

    Très bon, moi j’ai plongé à pieds joints. A tel point qu’à la fin, lorsqu’il y a « l’inversion » des personnages, j’ai dû relire deux fois avant de comprendre que ce n’était pas une erreur de l’auteur, mais que je m’étais tout simplement fait berner…
    Bravo !

  4. Caroline a dit :

    J’ai beaucoup aimé, même si j’ai un peu été embrouillée au début à cause des prénoms… Mais du coup, j’ai d’autant mieux apprécié la fin. C’est bien vu !

    1. Bay a dit :

      Je suggère à celui ou celle qui souhaite se faire une idée en lisant les commentaires, pour savoir si ça vaut la peine, de lire tout de suite la nouvelle. Oui, ça vaut la peine ! La lecture des avis doit être effectuée APRES.

      Voici le mien : je suis complètement tombé dans le panneau, c’est pourquoi la tête m’a tourné un peu vers la fin, au moment qui précède la révélation de l’inversion des prénoms. Ah ! D’accord ! Tout s’explique. Quel salaud ce Victor ! Plutôt Anselme.

      J’ai bien aimé ce texte, sa concision, son style, et bien sûr sa chute. En traitant un thème somme toute assez banal, l’auteur parvient brillamment à cacher son jeu (on s’en rend compte à la relecture – exemple : « Vous lui voulez quoi, à Victor Podlowski ? » et pas « Qu’est-ce que vous me voulez ».) Le ton est léger, humoristique même, et des astuces narratives maintiennent l’intérêt du lecteur en donnant du relief à ce récit qui aurait pu, en raison de la banalité de l’action, sombrer dans la platitude ; l’identification du personnage « qui ne peut être décemment un flic » avec Humphrey Bogart, sa difficulté à prononcer correctement le nom de famille du « héros », les descriptions physiques faites au couteau plutôt qu’à l’aquarelle…

      Afin que le commentaire ne soit pas plus long que le texte commenté, je résumerai mon impression ainsi : on lira ce texte avec intérêt, et, à la fin, on sera bien… surpris.

  5. Sagine a dit :

    Et moi, je l’apprécie tellement que je voudrais la lire sur mon blog. Qu’en pensez-vous ?

  6. L'anthologiste a dit :

    Affaire conclue ! Vous pouvez désormais écouter la nouvelle de Christian sur le blog de Sagine :

    http://mesyeuxvosoreilles.free.fr/097-onserabien-CGoubard.html

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